~ That's just a crazy girl in that world ~
« Sophie, revenez tout de suite ! » La jeune femme ne se retourna même pas et marcha d'un pas décidé vers les portes de l'ascenseur, n'accordant qu'un petit sourire à son amie qui avait levé la tête de ses dossiers. Elle appuya sur le bouton d'appel et attendit là, les yeux rivés sur les portes métalliques. « Je vous préviens Dunham, si vous quittez le bâtiment, vous quittez le poste ! » Tant mieux ! Elle ne réagit toujours pas. En fait, elle ne comprenait même pas qu'il insiste autant. Elle était simplement venue le prévenir qu'elle continuait ses études ailleurs et quittait le poste obtenu dans un petit journal sans prétention avec plaisir. Bon, elle n'y avait peut-être pas mis les formes mais son sourire faisait tout d'ordinaire … sauf qu'aujourd'hui, il s'était sans doute fané un peu. L'appréhension mais aussi la détermination de rétablir les liens familiaux qui s'étaient brisés. « Vous êtes prévenue. Nous pouvons vous remplacer aisément, vous ne serez pas une grande perte mais j'aimerai autant éviter d'en arriver là. Reprenez votre lettre et revenez travailler. » Le chef était toujours sur le pas de sa porte de bureau à observer les réactions que la jeune femme voudrait bien lui offrir. Malheureusement pour lui, elle avait une maîtrise d'elle-même exemplaire. Peu importe s'il la virait finalement et s'il la croyait facilement remplaçable. Elle avait déjà trouvé un petit boulot tout aussi peu payé du côté de Leeds. Quelque chose qui lui conviendrait sans doute mieux que ce travail ingrat de scribe pour Mon Seigneur le chef ! Sophie afficha un grand sourire et se retourna vers ce qui allait être son ex-employer. « Au revoir Monsieur. » Elle se retint de rire à la mine qu'afficha le chef et entra dans l'ascenseur qui l'attendait. Remplaçable … bien sûr … il avait cet air choqué sur le visage qui exprimait si bien son impression de perdre le seul élément capable de supporter aussi bien ses demandes saugrenues. Sophie était un bon élément. Tant pis. Il trouverait bien quelqu'un d'autre … un jour ou l'autre. Elle sortit des locaux d'un pas vif et assuré. Elle avait des cartons à faire.

« Tu reviens quand ? » Sophie arrêta ce qu'elle était entrain de faire, sembla réfléchir un instant. « Je ne sais pas. » Autant être sincère. Et c'était vrai. Elle n'en avait aucune idée. Soudain prise d'une certaine lassitude, elle s'affala sur son lit, faisant voler la valise ouverte. « Tu sais, s'il ne t'a pas donné de nouvelles, c'est peut-être parce qu'il ne veut pas en donner. » Son amie avait sans doute raison mais ça voulait aussi dire qu'il avait voulu couper les ponts avec elle et tant qu'elle ne l'avait pas vu de ses propres yeux, elle refusait d'y croire. « Pas Louis. On est une famille. Il ne m'aurait pas laissé derrière sans rien dire. » Elle prenait cet air sur d'elle-même et sans peur mais au fond, cette phrase signifiait toute la frayeur qu'elle ressentait à l'idée que ce que disait son amie soit véridique. S'il y avait une chose à laquelle elle avait toujours cru, c'était bien la famille. Toute la force déployée quand elle était enfant pour que sa famille soit soudée et proche. Elle avait de plus en plus ce sentiment que tout cela était une supercherie. Que la famille qui se soutient et s'entraide n'était que utopie. Depuis que Joshua n'était plus là, c'était comme-ci tout ce qui s'était construit avait été anéanti. Comme s'il avait emmené avec lui, les liens qu'ils avaient bâti. Sophie avait toujours vu Joshua et Louis comme deux frères sur lesquels elle pouvait compter. Elle retint un rire mauvais. Où était Louis quand elle avait eu besoin de lui ? Il avait disparu comme ça. Elle aurait voulu le soutenir dans l'épreuve qu'il vivait mais il était simplement parti. Et elle, elle avait passé le cap seule, elle avait engagé des études de psychologie uniquement pour obtenir des réponses, pour réussir à avancer. Elle imaginait souvent ce que Louis en dirait. Elle imaginait qu'il l'avait soutenu dans son choix et était son premier supporter, l'encourageant à persévérer. Le sourire fin qui vint s'établir sur son visage et le regard inquisiteur de son amie la ramena au présent. Tout ça était de l'ordre du rêve et il n'était pas là. Mais qu'importe. Elle le retrouverait et lui dirait enfin ce qu'elle pensait de son attitude. Pour elle, c'était comme s'il l'avait abandonné. Et on n'abandonne pas sa famille. « Et puis je m'en fiche. Je veux juste savoir ce qu'il est devenu depuis quatre ans et retrouver ma famille. Peu importe s'il ne veut pas de moi. Moi je veux de lui. Il a intérêt à m'accepter comme ça et puis point. » Cette phrase les fit rire toutes les deux. Elles savaient que Sophie n'était pas si imposante que cela et ne forcerait personne à l'aimer. Sa phrase avait plus vocation de montrer toute la motivation qui l'animait. Toute la force qu'elle mettrait à le retrouver et à mettre les points sur les i. Savoir qu'elle allait revoir son cousin, c'était comme apprendre à un enfant qu'il allait passer la journée à Disneyland. Elle était toute excitée. Sautant du lit, la jeune femme reprit son rangement, continuant la conversation à son amie, préparant leur au-revoir.


~ La plupart des gens n’ont aucune reconnaissance
d’être en vie. ~

«  FLASHBACK ▬
On lui avait donné rendez-vous du côté de la bibliothèque. Sophie était stressée. C'était la première fois depuis plus d'un an qu'elle s'autorisait à s'amuser, à profiter, à vivre. On lui avait pourtant dit de sortir, de vivre sa jeunesse tant qu'elle était là. Mais, avec la disparition de Joshua plus rien ne l'intéressait vraiment. C'était avec lui qu'elle sortait faire la fête. C'était lui qui lui faisait découvrir les lieux branchés. Lui encore qui lui indiquait quel garçon allait voir. C'était des soirées mémorables et des moments inoubliables passés avec lui. La jeune femme avait cette affreuse sensation de le trahir en continuant sans lui. Rien qu'en y pensant, elle se sentait d'humeur maussade mais aujourd'hui, rien ne pourrait l'empêcher d'aller à ce rendez-vous. Le jeune homme qui l'y avait invité avait tout du parfait garçon et Sophie était certaine d'être tombé sur le bon. Elle ne s'était d'ailleurs pas gênée pour abrutir les oreilles de sa colocataires de Jesse par ci, de Jesse par là. Elle avait été si désagréable toute la journée que son amie de chambrée l'avait envoyé à la bibliothèque plus tôt que prévu, dans l'espoir d'avoir un peu de tranquillité. La jeune femme s'était préparée en conséquence et appréhendait ce retour à la vraie vie … Après avoir passée une année entière dans ses cours, il était tant de reprendre le tout en main. « Ma fille, t'es une conne. » Jolie claque qu'elle se donna en pensant tout à coup qu'elle avait tout rêvé. Elle n'avait fait que rêver de Jesse pendant toute sa première année de psychologie et aujourd'hui, alors qu'enfin il montrait un intérêt quelconque pour elle, Sophie imaginait déjà leur mariage... Arrivée à leur point de rendez-vous, elle attendit impatiemment, ses talons claquant au rythme de ses pas.
La jeune femme ne s'attendait sans doute pas à ce qui arriva et se retrouva sans trop savoir comment, allongée sur le sol. On l'avait poussé sans ménagement. « J'espère que tu es prête pour ton initiation Sophie. » Elle regarda celui qui lui faisait face. Même masqué, elle reconnut sa voix et resta silencieuse en mettant un nom sur le sac à patate qui souriait méchamment : Jesse. Déguisement pitoyable, Sophie se redressa et nettoya son vêtement. « Très malin, vraiment. J'ai bien eu peur. Tu peux retirer ton masque ridicule maintenant. » Elle souriait et s'approcha de Jesse pour le lui retirer. Il éloigna son bras brusquement. « La ferme. Viens. » Il lui attrapa le coude et l'entraîna avec lui sans se soucier de savoir si elle avait mal ou non. Elle le suivit sans broncher, considérant qu'il n'était pas une menace et qu'il essayait juste de faire une entrée en matière digne de ce nom. Ce qu'une fille amoureuse pouvait être sotte ! Trottinant à sa suite, Sophie entra dans une pièce … ils étaient une dizaine. Tous portaient cet accoutrement ridicule. Un tour de pièce. Des sacs de farine. Un sac d'abats. Elle ne vit rien d'autre. On venait de lui mettre un seau sur la tête. Elle avait compris. C'était ça l'initiation. Ça n'avait rien de drôle. Ça n'avait rien d'innocent ni de gentil. C'était mesquin. C'était douloureux. C'était humiliant.
▬ FLASHBACK »

Lumière, obscurité. Douceur, brusquerie. Les mains liées. Les pieds liés. La bouche pleine d'un sang qui n'était pas le sien. La douleur de la corde qui frottait contre son cou. Les ricanements des autres. Les encouragements de certains. Les moqueries. Les paris. Les sons. Les bruits. Un cri.
« Mademoiselle. Mademoiselle. » Ses yeux s'ouvrirent lentement, l'un après l'autre, comme testant la véracité de ce qu'elle voyait. Son voisin de siège penché sur elle, un sourire doux sur le visage, sa main tremblante sur son épaule. « Désolée. Cauchemar. » Marmonnement d'excuses auprès du vieil homme qui prenait son air compatissant. Elle avait envie de se mettre en colère. De rentrer dans une colère folle. D'oublier que cet homme était blanc de tout soupçon et qu'il n'avait rien à voir avec son cauchemar … son souvenir. Elle n'avait pas eu le temps de se mettre en colère ce jour-là. Elle n'avait même pas eu le temps de se débattre. Elle n'avait rien vu venir et c'était encore pire. Le souvenir était trop vivace, trop présent. Elle aurait voulu le chasser. Si seulement se mettre en colère après le vieil homme pouvait l'y aider... Au lieu de quoi, elle tenta un sourire affreusement faux avant de se lever en prétextant devoir parler à une hôtesse. «Mesdames et messieurs, veuillez regagner vos places et boucler vos ceintures, nous amorçons notre descente sur Leeds. » Génial ! Rebroussant chemin, Sophie retrouva sa place et s'attacha avec énervement. Elle ne lança aucun regard à son voisin et regarda ostensiblement par le hublot. L'air était à l'orage. Sa vie à Leeds commençait somptueusement bien !


~ Sometimes I try to be normal but it gets boring
so I go back to being me. ~
**Attends, tu veux dire que tu ne l'as toujours pas retrouvé?!** La voix tintée de reproches de son amie la fit grimacer. Si elle pouvait voir son visage à cet instant, elle verrait sans doute que Sophie la fusillait du regard. Au lieu de quoi, son amie gloussa. **Tu as peur hein ? ** La jeune femme s'empara du téléphone avant de le poser sur son oreille. **Non mais ça va pas !** Elle avait pris son air courroucé qui accentua le rire de son amie. **Oh tais-toi un peu ok ? Laisses-moi le temps de m'installer. J'arrive tout juste.** C'était tout de même étonnant, Sophie qui se justifiait. C'était vrai qu'elle n'avait encore rien fait pour le confronter et ce n'était pas faute de l'avoir voulu très fort mais, c'était le courage qui lui manquait. Et surtout, elle était certaine de mal réagir. Elle ne voulait pas ça. Mais le tact et elle … n'étaient pas amis. **Tu te fous de moi ? Ça fait trois semaines que tu es là !** Sophie grimaça à nouveau. On venait de lui lancer cette vérité en pleine figure. Mais elle n'allait pas se laisser démonter, elle aurait le dernier mot. **Peut-être. Mais j'ai du chercher un appartement convenable, remplir divers papiers pour l'inscription en cours d'année et pleins d'autres choses. Et puis, de toute façon, je ne pourrais pas l'éviter indéfiniment, Leeds n'est pas la plus grande ville du monde et le lycée n'est pas loin de l'université, autrement dit je le croiserai bien un jour où il sortira  ...** Sa voix s'était faite moins forte au fur et à mesure, pensant intérieurement à ses propres années lycées avec Joshua et Louis. Se rappeler l'heureux temps où ils passaient du temps tous ensemble restait toujours dur. C'était comme parler de ses parents. Ça allait bientôt faire treize années que leur avion s'était écrasé et aborder le sujet du crash lui semblait toujours aussi difficile. **Sophie ?** Le combiné toujours collé contre elle, la jeune femme revint à la réalité en entendant son amie. **Euh ...** Signe de vie de sa part, son interlocutrice n'en attendit pas plus pour reprendre la parole. **Je te disais : tu ne crois pas que tu pourrais aller le voir chez lui au lieu de le surprendre sur son lieu de travail. Bonjour la gêne devant les élèves. ** Sophie souffla. Oui, bien sûr qu'elle avait raison mais comment l'aborder après ces quatre années de silence.  On sonna à la porte. C'était son dîner. **Me dis pas que te fais encore livrer. Je te dis tout de suite. Quand tu seras grosse et toute hideuse, compte pas sur moi pour te traîner dans les magasins.** Le ton dramatique que prit son amie à ce moment-là ramena le sourire sur les lèvres de Sophie. Son interlocutrice en avait sans doute fait exprès et elle la remercia pour ça. Elle la comprenait si bien. D'humeur plus joviale, la jeune femme alla jusqu'à la porte, achevant la conversation dans un rire. **A demain, Eli.**

Elle se regarda une dernière fois dans la glace. Elle tenta un sourire qui la désespéra. Tant pis. Elle irait comme elle était. S'avançant jusqu'au bâtiment, Sophie se prépara. Son premier jour. Arriver en cours d'année n'allait dans doute pas aider à son intégration. Et puis, il y avait Louis. Elle allait pouvoir le revoir, lui parler. Il fallait qu'elle réfléchisse à ce qu'elle pourrait lui dire. Et surtout, se préparer à tout ce qui l'attendait dans cette université et dans cette ville.