Chez les Weaver, il y a d'abord les convenances : statut social décent, bonne condition physique, esprit affuté,... Capacité à berner les gens facilement.
Noah, mon grand frère excellait à cet art particulièrement sournois et perfide. Rapidement, j'ai appris à l'imiter et à tenter de dépasser ce maitre de deux ans mon ainé. Tout comme l'ont fait ma petite soeur et son cadet. Une jolie fratrie de quatre enfants : dorlotés, chouchoutés, cajolés, étouffés, réduits au silence et à une identité identique. Un seul but : représenter la toute puissante famille. J'ai aimé être un pion, fasciné par les cadeaux et les promesses. Ce n'était pas une mauvaise vie... Si j'avais poursuivi ma route de cette façon, bien des choses ne seraient pas arrivées. Seulement voilà, les choses ont changé radicalement. Je me suis longuement demandé ce qu'aurait été ma vie si mon frère était toujours de ce monde. Sans doute aurais-je souhaité comme lui grimper les échelons de la merveilleuse Weaver Corp. Mais cet abruti s'est écrasé sur un arbre à 120 km/h alors qu'il n'avait que 18 ans, bien funeste fin pour un gamin qui venait de recevoir une
Alpha Roméo. J'avais alors 16 ans et brusquement, l'existence toute tracée que j'envisageais m'a semblé futile. Deux ans plus tard, je commençais mes études de médecine à l'Université de Nottingham.
M'éloigner de Leeds et de la maison familiale fut sans doute une des meilleures décisions de ma vie. A vrai dire, je me sentais enfin libre d'être moi-même. Je pouvais m'intéresser à autre chose qu'au marketing. Moi qui avait toujours détester étudier la bourse j'en étais débarrassé. Pendant ces huit années, j'ai étudié avec acharnement, bu jusqu'à en vomir, fait la fête avec des gens de partout et surtout, j'ai appris que la véritable vie ne se résumait pas à l'argent mais aux rencontres. Et encore j'étais loin du compte... A vrai dire, cette époque aurait pu être parfaite sans une ombre noire au tableau. Être séparé d'
Alyssa, ma meilleure amie d'enfance m'a quasi rendu malade pendant des mois. Mais au fil du temps, j'ai compris que la distance ne changeait rien du tout entre nous. Je pouvais être absent des semaines et revenir vers elle comme si nous nous étions quitté la veille. La séparation était moins difficile au fur et à mesure que je me faisais de nouveaux amis, moi qui avait toujours été dans ma petite bulle, côtoyant le plus souvent des amis de mon frère ainé. Enfin, après tout ce temps à suer un stylo à la main, j'ai fini par être diplômé : la fierté de mon paternel était sans limite malgré sa déception de n'avoir pas réussi à me faire revenir vers la société familiale. Grand événement directement suivit par la décision cruciale de prendre le premier vol pour Centre-Afrique avec une équipe MSF : je n'avais jamais vu mon père dans une telle rage. Et à cette époque, je croyais que ça ne pouvait pas être pire.
Bangui. Rien ne m'avait préparé à la vie là-bas, au manque de moyens en matériels et en médicaments, au soleil écrasant et à la souffrance dans les yeux des gens. En 2010, le pays était en pleine guerre civile. Une guerre qui dure depuis des décennies et n'est pas prête de s'arrêter. Néanmoins, je débarquais dans une période plutôt calme pour cette République qui ne s'enflamme que par vague. J'étais en mission de 6 mois pour une grande campagne de vaccination. Pour ne rien vous cacher, j'étais vraiment pitoyable, peu habile avec la culture du pays et mal à l'aise avec la plupart des procédures. J'avais un mal fou à m'adapter à cette vie sans moyen. Et pourtant, plus je galérais, plus j'aimais ça.
Emery y était pour beaucoup. Brune, le regard attentif et une répartie cinglante, elle me détestait. Malgré ça, elle m'apprit énormément de choses. Je parvenais enfin à la faire sourire quand il fut temps pour moi de rentrer. Le paternel, fort de ses relations, m'avait obtenu une place dans un bon hôpital de Londres.
Revenir aux Royaumes-Unis, reprendre ma vie d'avant... C'était impossible. Pas après ce que j'avais vécu là-bas. Comment était-ce possible de voir autant d'horreur en si peu de temps ? Je me souvenais sans cesse de ce père à qui j'avais annoncé que son fils était atteint de la polio... La détresse dans ses yeux, la colère sourde en lui et puis la résignation. Il y avait le palu, la tuberculose, les blessures par balle, le SIDA,... Tant de choses qui chez nous se traitent si facilement. Pour ne plus y penser, je me noyais dans le travail et je sortais presque toutes les nuits. C'est à cette époque que j'ai rencontré
Joyce, elle travaillait pour mon père et malgré son jeune âge, elle savait pertinemment ce qu'elle voulait. Déterminée, charmeuse et incontrôlable, elle était de ces femmes qui vous consume entièrement avant de vous laisser sur le carreau. Bien évidemment, je la croyais différente. Je croyais qu'elle m'aimait. Je me trompais lourdement. Mais je ne lui en veux pas, après tout l'homme qu'elle a berné si facilement n'était qu'un fantôme, une ombre faiblarde. Quand elle est partie, j'ai compris que ma place était ailleurs, loin du faste des rues londoniennes. Mon coeur était resté dans le sable d'Afrique...
J'ai rejoint Bangui alors que j'avais 28 ans. De là, j'ai gagné un dispensaire à une centaine de kilomètres de la capitale. J'étais dans mon élément : plus de maladresses, plus de questions stupides ou de demandes d'examens inaccessibles dans cet endroit,... J'étais très doué, j'apprenais très vite ce que j'ignorais et au bout de quelques mois, je parlais le dialecte de la région. Attention, ça ne veut pas dire que la vie était facile ! Les fusillades avaient repris dans certaines parties de Centre-Afrique, les amputations devenaient monnaie courante et les morts s’amoncelaient. Tous les médecins de l'équipe étaient épuisés, accumulant des heures et des heures, opérant parfois à la lampe torche quand le générateur sautait. Je remarquais qu'il y avait moins de nouvelles têtes parmi les volontaires qui débarquaient pour des missions de quelques semaines. La situation empirait et les moyens stagnaient lamentablement autour du niveau zéro. Et dans ce bordel, je parvenais à être heureux.
Heureux grâce à
Emery, toujours aussi sauvage mais beaucoup moins hostile à mon égard. Elle me laissait ma chance, elle me faisait découvrir son monde et son regard s'illuminait alors qu'elle parlait de réserves naturelles et de Grands Singes, d'espaces vierges à perte de vue. Et comme là-bas tout est plus simple, je tombais amoureux d'elle sans aucune retenue. Je crois que le mot juste est passion. Pendant plus d'un an ma vie se résuma à sauver autant de gens que je le pouvais et à aimer Em', à passer des moments exceptionnels de simplicité avec elle. Et puis, l'équilibre bancal installé finit par s'écrouler.
Nous étions tous les deux partis pour apporter des médicaments à un autre dispensaire. Les médecins de ce poste avancés étaient à bout quand nous sommes arrivés. Des hordes de gens fuyaient l’avancée d'une faction armée, apportant toujours plus de nouvelles inquiétantes et de blessés graves. Je voulais resté et renvoyé Emery mais malgré tous mes efforts, elle refusait catégoriquement de partir. Quelques jours plus tard, ils sont arrivés, se fichant totalement de MSF ou de notre neutralité. Nous étions blancs, c'est tout. C'est en fuyant avec les derniers patients incapables de se déplacer que j'ai pris une balle dans le dos, juste entre deux vertèbres. Pour tout avouer, je me souviens juste des sifflements et d'une douleur sourde. Puis plus rien.
Je suis de retour à Leeds depuis presque un an maintenant. Les médecins refusent de retirer la balle au risque de me paralyser définitivement. Néanmoins, des efforts trop important pourraient la déplacer et avoir le même effet. Conclusion, je suis collé dans un siège roulant la plupart du temps, espérant que ces fameux "ponte de la neurologie traumatique" trouvent l'idée miracle. Je suis en colère, j'en veux au monde entier et en plus on m'a collé dans un groupe de parole. Et pour ne rien arranger, il y quelques mois,
Joyce a débarqué la bouche en coeur avec un môme dans les bras. Malheureusement, c'est le mien et j'ai vu trop d'horreur pour accepter que ce gosse, mon gosse grandisse sans père. Seulement voilà, cette vipère m'a monté la tête avec ses "tu n'es rien pour Seth, il ne porte même pas ton nom" et bam, me voilà qui lui balance une demande de fiançailles. Remarquez que ça n'engage à rien. En fait, le pire, c'est de rejeter
Emery encore et encore. Je sais tout ce qu'elle a fait pour moi quand j'ai perdu conscience, je sais qu'elle a fait en sorte que je rentre sain et sauf mais je sais aussi que je suis incapable de lui faire endurer les cauchemars, cette chaise et Joyce. Je l'aime mais parfois ça ne suffit pas...
C'est peut-être difficile à croire mais je ne suis pas malheureux. Je ne me le permet pas. Pensez à tous ces gens qui meurent dans une guerre qu'il ne comprennent même pas, pour des idéaux qui ne sont pas les leurs... Vous avez compris maintenant ?