La flamme danse. Elle n’a jamais autant dansé devant mes yeux. La fumée dégagée par l’encens se divise pour entourer la flamme de la bougie, puis Bouddha, cette figure emblématique, celle en qui j’aurais pu croire, mais en qui je ne peux croire. La pluie frappe contre la fenêtre dehors, j’aime ce bruit. Bruit qui effraie les enfants, je ne suis plus un enfant. Je l’étais lorsque j’ai allumé la dernière bougie près de Bouddha avec Joan. Joan. Elle est une flamme, une mèche ardente, prête à me saisir, m’agripper pour ne plus jamais me lâcher. Mais Joan est ma sœur.

flashback
« Tu vois, la fumée nous protège. Elle vient vers nous. » Elle me regarde, me fixe droit dans les yeux. Les ombres dansent sur son visage, ça la rend sauvage et douce à la fois. Elle est belle. « Je crois pas à tout ça, Joan. » Un soupire. Ma voix a brisé ce peu d’espoir qu’il restait en ma sœur. Elle veut me voir croire. « Je sais. » Cette fois, c’est moi qui la regarde. Silencieusement, j’observe ma sœur. On fait une connerie. On va la faire. Agenouillés, on serait capable de ne plus jamais bouger d’ici, parce qu’on est bien, tout simplement. Joan doit me voir bouger, ce qui lui fait éteindre la mèche de la flamme. Elle plonge la chambre dans la noirceur, me glace par la même occasion. « T’es sérieuse ? Je croyais que c’était mauvais d’éteindre une bougie. » Je l’entends bouger. Putain on va faire une connerie. Sa main s’appuie sur mon torse. Non. Pas ça, Joan se t’en supplie. Je pourrais l’empêcher de s’approcher, mais j’en ai pas envie. Alors j’entre dans son jeu malsain. Je ne contrôle plus rien. Ma main caresse son cou, lentement, mais sûrement. Cette même main approche son visage du mien. Seul le bruit de nos deux souffles entremêlés est perceptible. Il y a ses lèvres, parfaites. Ma main la retient, l’empêche d’avancer. Mais Joan en veut plus, beaucoup plus. Elle saisit ma main. Putain à quoi tu joues ? Sa main toujours sur mon torse pourrait me rendre dingue, mais ses lèvres le font avant. Trop vite, elles s’écrasent sur les miennes. Il faut que je la repousse, au lieu de ça, j’intensifie ce baiser normalement interdit par la loi, l’ambiance électrique dont je ne suis pas fier. « Recule putain. » On l’a fait notre connerie. T’es contente Joan ? Elle obtempère et recule. Moi, j’ose pas bouger, j’me sens trop con pour faire quoi que ce soit. Ça me dégoûte presque autant que ça m’a plu. « Tu m’as pas repoussé, abruti. » Elle se lève, je l’entends, capte sa silhouette. Elle va dans son lit. Je peux pas dormir moi. J’attrape le briquet sur la table basse et rallume la bougie. Je serai presque tenté de prier putain.

La bougie vacille. C’est mauvais signe, il faut que la flamme soit droite, qu’elle bouge peu. Il ne faut pas qu’elle s’affole, pas trop, juste un peu. Je souffle sur le mégot de ma cigarette dans le cendrier vide avant que celle-ci s’y loge. Je ranime la braise, elle devient rougeâtre, ouais c’est ça, vie. Vie jusqu’à la dernière cendre. Je regarde la bougie, elle s’est calmée. Elle va pas me laisser seul dans le noir, pas encore. J’ai déjà assez côtoyé la noirceur comme ça. Je veux vivre dans la lumière, pouvoir prendre le soleil, quand bien même je préfère la pluie. Je veux pouvoir vivre le jour, redevenir quelqu’un de vivant, d’entier.

flashback
« Pensez à dormir les gars, j’vous donne une heure grand max ! » On se met tous à gueuler. De joie. Ça fait combien de temps qu’on a pas dormi une heure ? Deux jours ? Trois peut-être ? Mais je vais pas dormir. Je veux pas dormir. « Je peux dormir ici ? Je veux pas rester avec les autres mecs. » Putain Joan casses-toi. Je la dévisage dans un premier temps, puis je regarde les autres types, mes gars, ceux que je dirige. Je les connais bien. « Ils vont pas t’violer. Ils savent qui t’es pour moi. » J’emploie même plus le mot sœur pour la désigner. Je vois de la haine dans le regard de Joan, mais je m’en fous, complètement. Je me remets à l’ignorer, elle partira toute seule. Ce soir, je vais écrire, encore. Je vais écrire à Avery, la mère de mon enfant que je n’ai pas vu naître putain. Une chance que je sois encore en vie pour avoir eu une photo. Je sors le stylo que j’ai pris à un type que j’ai abattu. Il en avait plus besoin.

Avery,
Il fait froid ici, mais j’ai connu pire. Je voudrais tellement être là, avec toi et le bébé. Il te ressemble déjà sur la photo, c’est fou. Les gars m’ont dit qu’il me ressemble aussi, je sais pas trop. Il a tes yeux en tout cas. Tu me manques. Bordel j’aurai jamais pensé que ça serait si dur d’être loin de toi. J’ai peur que tu t’en sortes pas, que malgré tes mots rassurants, tu dises ça pour m’enlever un poids. Je vais bientôt revenir tu sais. Je termine cette foutue guerre et je reviens. Des fois, je m’en veux d’être parti. Je m’en veux de t’avoir laissé seule, face au monde.
Presque tout le monde dort, il doit être deux heures du matin en même temps, mais j’ai pas sommeil. Je trouve plus le sommeil, il me nargue de temps en temps, mais j’arrive jamais à l’attraper. Au risque de me répéter, tu me manques. Putain ouais, je crève de pas te voir.
Putain de guerre.

Je t’aime, Gaël.

Je pose le stylo et je regarde le type qui dort à côté de moi. Comment est-ce qu’il fait pour dormir ? Je peux plus dormir, je sursaute au premier bruit que j’entends, un canif en main. Je plie soigneusement la lettre, comme si ma vie en dépendait. Je la filerai demain à un mec qui se chargera des lettres. J’entends un bruit et je me mets à flipper. Putain j’en peux plus de cette merde. Il fait trop noir, j’aime pas ça, j’ai horreur du noir, mais je vis dedans depuis trop longtemps. Alors j’attrape mon briquet, je me demande comment il peut encore avoir du gaz, mais je m’en plains pas. Je l’allume. La flamme me rassure. Joan est plus loin, elle me regarde et sourit. Elle sait que le feu me rattache à elle. « J’t’emmerde, Joan. » Elle ne peut pas m’entendre, mais je suis certain qu’elle voit mes lèvres bouger, dans les ombres qui jouent sur mon visage avec cette flamme.

J’ai le briquet en main, je sais pas où j’ai pu le trouver. C’est le même que celui que j’avais sur le champ de bataille. Je le regarde, l’examine, il est mort ce briquet, un peu comme moi en ce moment. Mort et fatigué. La flamme peine à tenir, je la compare à celle de la bougie. Elle est ridicule à côté. On dirait Avery et moi pendant un instant, sauf que c’est plutôt Joan et moi. Le feu, c’est nous. Avery elle est bien plus forte que le feu, elle brûle bien plus, elle cause plus de dégâts. Je sers le briquet dans ma main, je voudrais le réduire en miette, revenir en arrière, faire un bond dans le passé. Mais c’est trop tard, je l’ai fait ma connerie, je l’ai suivi l’exemple de mon paternel. Il peut être fier de son gosse, du Haner que je suis devenu grâce à lui. Mon gosse il pourra jamais être fier de moi putain. Je jette le briquet par-dessus la table où est la bougie et l’encens. Ça fait vaciller la flamme. Non, non reste avec moi. Éclaire moi, me laisse pas face à mes démons.

flashback
Je plante le canif dans la terre, fou de rage, de douleur. Les gars osent pas m’approcher, ils ont raison, je serai capable d’en planter un. Y a Joan pas loin, elle a pigé je crois, mais je m’en tape, ça m’importe peu. Avery me lâche. Elle me lâche pour un enfoiré qui va élever mon gosse à ma place. Il va jouer le rôle du père, c’est pas son gamin. Je vais le buter. Je vais buter tout le monde, cette putain de guerre aussi je vais la tuer. Je suis désolée. Je comprends pas. Je veux pas comprendre. Mais c’est ma faute, je savais qu’il fallait pas que je la laisse, mais je savais pas non plus qu’elle était enceinte. Elle le savait pas non plus. Faut que je me calme. Je récupère mon canif, un gars me regarde, je sais pas de quoi il a peur, mais en tout cas, il me dévisage de plus en plus. J’ai retourné la terre, je pourrai creuser ma tombe ici, je veux pas retourner à Leeds. Nulle part ailleurs aussi. Je la déteste, tout autant que je me déteste. Elle fait mal, Avery. Elle tue pas à petit feu, elle fait ça en un coup. Bam. Mort. J’en ai ras le bol de l’amour, ça sert à rien, mon père a raison, il a tout compris. Ma mère aussi elle a bien compris le truc. Je relis la lettre pour me faire du mal et je relève la tête, je dois avoir un regard de tueur, parce que les autres n’osent pas me regarder. Y a que Joan qui croise mon regard sans broncher. Mais j’irai pas la voir pour autant. Rêve soldate.

La lueur de la flamme faiblie. Fallait bien s’en douter à un moment qu’elle me lâcherait elle aussi. Toutes des lâcheuses les flammes, les passions ardentes. Elles te brûlent à vif et elles se tirent. Je joue avec le feu, passe ma main au-dessus de la flamme, la laisse le plus longtemps possible, jusqu’à me brûler. J’aime le feu, c’est l’élément dont je n’ai pas peur, celui que je pourrai maîtriser. J’veux cracher du feu pour le balancer sur mes victimes. Mon portable me fait sursauter, il fait fuir mes pensées, mes souvenirs désastreux. Un appel à trois heures du matin, j’ai l’habitude. C’est ce type toujours défoncé aux amphétamines qui veut bosser avec moi. T’es pas assez rusé pour faire courtier petit con. Tu cours pas assez vite, tu mens trop mal. Tu sais pas jouer avec le feu. La lumière de l’écran me fais planter le cerveau et quand je relève la tête vers la bougie, y a plus rien. Plus de lumière. Ça y est, je suis seul, de retour dans la pénombre, je suis fais pour ça faut croire. Fais pour tout ça, la malchance et les autres conneries du genre. Peut-être qu’on me traite pas de loup pour rien au final. Loup en meute le jour, prêt à bondir sur l’agneau, loup solitaire le soir, préférant rester cacher dans sa tanière plutôt que de sortir à la rencontre des hommes. Je vais finir vieux loup. Homo homini lupus.